top of page

POUR UN INSTANT DE TENDRESSE

Baltimore 911 - tome 6

Chapitre 1

 

 

Gemma se dépêcha de remonter la rue en direction du commissariat principal de Baltimore, tenant fermement la main d’Helena, sa fillette. Pas question d’être en retard au travail une deuxième fois cette semaine. Son patron, le capitaine Davis, était un homme bon et généreux sous ses airs d’ours grognon, mais elle ne tenait pas à abuser de sa patience.

Toute cette pagaille à cause d’une friteuse, pesta-t-elle intérieurement.

Le lundi matin, un feu s’était déclaré dans les cuisines de la cantine de l’école. Depuis, l’établissement était fermé pour travaux. Les deux premiers jours, Gemma s’était débrouillée pour faire garder Helena. Malheureusement, la veille, cela n’avait pas été possible et elle avait dû amener la petite avec elle au bureau. Aujourd’hui, elle allait devoir une nouvelle fois demander à son chef de fermer les yeux sur la présence de sa fille dans les locaux.

Emmener une enfant de six ans passer sa journée dans les bureaux de la brigade criminelle – où elle était secrétaire –, n’était pas une bonne idée. Elle ne tenait pas à ce qu’Helena côtoie la lie de l’humanité. Seulement, n’ayant personne sur qui compter, Gemma n’avait pas le choix.

Elles s’engouffraient dans le bâtiment quand l’inspecteur Ernesto Sanchez les intercepta. Gemma ne l’aimait pas beaucoup. Comme elle, c’était un latino. Dans les trente-cinq ans, très bel homme. C’était aussi un macho, semblable à tous ceux qu’elle avait côtoyés dans sa jeunesse et qu’elle fuyait maintenant comme la peste. À son arrivée dans le service, il l’avait ignorée. Ensuite, il l’avait regardée comme une moins-que-rien quand il avait appris qu’elle avait eu un enfant à seize ans. Elle n’allait pas s’en excuser. Surtout que sa fille, ce bébé né par accident, était devenue son rayon de soleil, sa raison de vivre.

— Tu ne peux pas monter avec Helena, expliqua-t-il en les guidant vers la salle d’attente. Les huiles ont débarqué sans prévenir. Il ne faut pas qu’ils voient la petite là-haut.

— Je dois absolument badger, ou j’aurai une retenue sur salaire, s’exclama Gemma.

Son collègue réfléchit un instant.

— Tout le monde pensera que je suis sorti pour une affaire, ils ne me chercheront pas. Comme Dino est à la visite médicale, dit-il en parlant de son coéquipier, j’ai au moins une heure libre devant moi. Avec Helena, nous allons aller prendre un petit-déjeuner au Starbucks. Appelle-moi sur mon portable quand la voie sera libre. Je te la ramènerai.

Le voyant tendre la main à sa fille, Gemma resta interdite. Ernesto Sanchez qui la tirait d’embarras… Incroyable ! Helena, ravie de ce changement de programme, le suivait déjà avec un sourire éclatant, tout en babillant comme l’enfant de six ans qu’elle était.

Gemma grimpa jusqu’au deuxième étage et se glissa entre les portes de l’immense bureau. Elle se faufila jusqu’à sa place sans que personne n’ait remarqué son retard. Ernesto n’avait pas menti. Il y avait foule : le commissaire principal, trois conseillers municipaux, une partie des services centraux, et quelques gradés comme le capitaine Stevens, des mœurs.

Inspirant profondément pour essayer de se détendre, Gemma mit son ordinateur en route. C’était la première fois qu’elle laissait sa fille sous la surveillance d’un homme. Helena n’était pas habituée… Comme toute mère, elle pouvait s’empêcher de s’inquiéter. Elle avait entendu tant d’histoires terribles sur des hommes qui avaient l’air au-dessus de tout soupçon…

Les mondanités durèrent plus de trois quarts d’heure. Dès que les visiteurs se dirigèrent vers les doubles portes, Gemma se jeta sur son téléphone.

— Ils partent, annonça-t-elle sans la moindre politesse dès que Sanchez décrocha.

— D’accord. On finit de manger. On sera là dans dix minutes.

— Passe-moi Helena, exigea-t-elle.

— Môman ? baragouina sa fille qui avait sans doute la bouche pleine.

— Tout va bien ?

— Oh oui ! Faut que je finisse mon gâteau. À tout à l’heure.

Sur cet argument indiscutable, la petite lui raccrocha au nez. La jeune femme laissa échapper un rire amusé : elle s’était inquiétée pour rien. Sa petite fripouille n’était aucunement traumatisée. En revanche, comme elle n’avait pas la langue dans sa poche, Dieu seul savait ce qu’elle avait pu raconter de leur vie à son collègue !

À cet instant, Samantha Lowell, la seule femme inspecteur de la brigade criminelle, s’approcha d’elle. Toutes les deux avaient intégré le service le même jour l’année précédente et, depuis, étaient devenues amies. Sam était grande, athlétique, avec les cheveux courts et teints en rouge. C’était une fonceuse, une vraie dure à cuire. Gemma lui enviait son aplomb, sa confiance en elle. Elle aurait voulu lui ressembler.

Plutôt petite, Gemma se trouvait trop en chair et, surtout, elle avait l’impression d’être ballottée par la vie, sans avoir beaucoup de contrôle sur son existence. Issue d’une famille désunie, élevée dans un quartier tenu par les gangs, mère célibataire [JS4] à seize ans, elle avait souvent la sensation d’être sans défense face aux coups durs à répétition qui l’avaient frappée. Sans sa fille, elle se serait laissée couler depuis longtemps.

— Où est Helena ? demanda Sam.

— Sanchez l’a emmenée au Starbucks pour que les chefs ne la voient pas ici.

— Ernesto Sanchez ? Le même Ernesto que tu as traité de connard la semaine dernière quand il t’a fait refaire trois fois le compte rendu de la commission sécurité ? Tu lui as confié ta fille ? Ça m’étonne que tu lui aies demandé à lui plutôt qu’à moi.

— Mais je n’ai rien demandé ! corrigea Gemma. C’est lui qui s’est proposé.

Le regard étonné de Sam devait être la réplique exacte du sien une heure plus tôt.

Il s’écoula encore plus de dix minutes avant que les portes du bureau ne s’ouvrent sur une Helena ravie, tenant la main de l’inspecteur Sanchez.

— Maman ! s’exclama-t-elle en le lâchant et en se précipitant vers elle. Regarde, Ernesto m’a acheté un cahier de coloriage et des feutres !

— Tu n’aurais pas dû, dit Gemma en se tournant vers lui. Je te rembourserai pour ça, et aussi pour le petit-déjeuner.

— Tu ne me dois rien. C’est à Helena que je les ai offerts, et je l’ai fait avec plaisir, pas pour que tu me sois redevable, rétorqua-t-il tandis que son sourire s’effaçait.

Il tourna les talons et se dirigea vers sa place, à l’autre bout de la pièce.

— Je crois que tu l’as vexé, fit remarquer Samantha, perplexe.

— Tant pis pour lui. Ça ne l’a jamais dérangé de me vexer, moi, marmonna Gemma surprise et embarrassée.

 

Ernesto n’eut pas le temps de remâcher la réflexion de Gemma ; son partenaire, Dino Pedretti, revenait de son contrôle médical.

— Apte au service ! s’exclama-t-il en écartant triomphalement les bras.

— Donc, je ne suis toujours pas débarrassé de toi, espèce de fossile d’Italien !

— Rêve pas, petit Mexicano.

— Je ne suis pas mexicain, je suis texan ! Cretino !

S’ensuivit une dispute factice, les deux hommes étant d’excellents amis. Huit ans auparavant, quand Ernesto était monté en grade, quittant la rue et l’uniforme pour devenir inspecteur à la brigade des stupéfiants, Dino était devenu son coéquipier et son mentor. De vingt ans plus âgé, c’était un policier expérimenté et doté d’un sens de l’humour à toute épreuve – il vaut mieux avoir de l’humour quand on est marié à une auteure de romances érotiques mondialement connue et qu’on doit subir les blagues de tout le commissariat.

À l’époque, les origines latines et le culot d’Ernesto lui avaient permis de mener à bien plusieurs missions en infiltrant des gangs mexicains. Quand il avait obtenu une promotion à la brigade criminelle, il avait convaincu Dino de le suivre. Le capitaine Davis avait accepté de maintenir leur équipe, prenant en considération l’efficacité de leur duo.

Son ami était resté à ses côtés et l’avait soutenu quand Ernesto avait disjoncté, trois ans auparavant, et commis une impardonnable faute professionnelle. Il ne savait pas ce qu’il serait devenu si Dino n’était pas allé plaider sa cause auprès de la hiérarchie. Son partenaire avait réussi à sauver sa carrière – et sans doute sa vie.

 

Bien plus tard dans la journée – il devait être presque six heures du soir –, Ernesto planchait sur un rapport d’analyse lorsqu’une petite main tira sur la manche de sa veste.

— ¿Que passa, niña? demanda-t-il à Helena en lui adressant un grand sourire.

— Je voulais te dire au revoir, répondit la petite fille au hasard, car elle n’avait pas compris la question. Et merci pour le coloriage et les gâteaux.

Elle se hissa sur la pointe des pieds pour lui poser un gros baiser sur la joue.

— De nada, mi bella.

— Ne lui parle pas en espagnol, intervint Gemma en attrapant sa fille par la main.

Ernesto serra les dents sans répondre. Il les regarda s’éloigner, la rage au ventre. Savait-elle la chance qu’elle avait d’avoir cette merveilleuse petite fille ? Lui…

— Pense à autre chose ! lui ordonna Dino, le faisant sursauter.

— Sí, acquiesça-t-il en se replongeant dans le travail.

Se lever le matin. Travailler jusqu’à l’épuisement. Se coucher le soir. S’occuper. Toujours penser à autre chose. Ne pas se rappeler. Ne pas sombrer…

 

La série :

"Pour un instant"

POINTS DE VENTE

bottom of page